Entre 1851 et 1977, la Compagnie des Messageries Maritimes fut un véritable trait d’union entre la France, ses colonies et ses ressortissants en Orient, assurant le transport du courrier, des personnes et des marchandises "vers les destinations les plus lointaines au-delà de Suez et du tour du monde par Panama". A l’occasion de la sortie de son livre Les Messageries Maritimes à Hong Kong, François Drémeaux nous dit tout de ce qui fut, bien plus qu’une prestigieuse compagnie de paquebots, "un outil fondamental de la construction des liens profonds entre la France et l’Asie."
Pouvez-vous rappeler à nos lecteurs ce qu’était exactement la Compagnie des Messageries Maritimes ?
Les Messageries Maritimes ont accompagné l’expansion coloniale française et l’expansion des Français en général. C’était à l’origine une société royale de transports de diligence dont le symbole était un cheval à qui l’on a rajouté une corne pour faire plus exotique quand la compagnie est devenue maritime. Les Messageries étaient en réalité une double compagnie, à la fois une entreprise privée qui gagnait de l’argent en transportant des passagers et des marchandises mais aussi une entreprise subventionnée par l’Etat français pour assurer ce qu’on appelle un service de malle postale. Ce service était très important car il était souvent le seul lien de la France avec toutes ses extensions et toutes les communautés françaises qui vivaient à l’étranger. Ce double statut n’était pourtant pas sans poser problème à la direction des Messageries à Paris et à Marseille car certains députés ne comprenaient pas pourquoi l’Etat finançait une compagnie privée mais d’un autre côté les ministères réclamaient ses services pour la propagande et le personnel diplomatique.
Qu’évoquent aujourd’hui les Messageries maritimes dans l’imaginaire français ?
Si vous regardez aujourd’hui les livres qui existent sur le sujet, l’essentiel sont des livres d’images, des livres d’expositions sur les très belles affiches de la compagnie qui évoquent la glorieuse période de l’entre-deux-guerres. Cette époque est celle des expositions coloniales où les gens ont commencé à s’intéresser à l’Empire français et là, la propagande française a bien marché car elle a présenté la colonisation sous un angle culturel et positif. On garde donc en France une image nostalgique des colonies, celle qui pendant très longtemps a été cultivée par l’Etat, les colons eux-mêmes mais aussi par la littérature coloniale. L’orientalisme, cet attrait exotiste pour l’Orient, le soleil, les femmes lascives… est un mouvement qui date de la fin du 19ème mais qui a aujourd’hui encore la vie dure. Tout ça reste pertinent auprès de beaucoup de gens en France.
Il faut dire que ces images sont régulièrement réactivées. On pense notamment à l’adaptation de l’Amant par Jean-Jacques Annaud ou à Indochine de Régis Wargnier…
Jean-Jacques Annaud est en effet un pur produit de cette nostalgie. Quand vous regardez notamment son film Les deux frères tourné au Cambodge, il est complètement dans cette imagerie travestie. Non pas qu’il y ait des erreurs historiques mais des erreurs d’interprétation en termes de mentalités font qu’on reste très ethnocentrés. On s’éloigne là un peu du livre mais on y revient d’une autre façon. Quand on s’intéresse à l’histoire des mentalités et des représentations, on se rend compte en effet que les rapports écrits par les agents des Messageries sont pour beaucoup dans l’image que les Français se forgent de l’Orient dans l’entre-deux-guerres. Ces rapports qui arrivaient à Paris et à Marseille étaient en effet la seule connaissance que les Français avaient de cet Orient très très lointain.
Quand vous dîtes que les agents ont une influence majeure sur notre représentation de l’Orient, comment cela se traduit-il concrètement pour Hong Kong ?
L’agent des Messageries Maritimes était absolument partout : il fréquentait le consulat, les secrétaires coloniaux, il mettait son nez dans les entrepôts avec les Chinois, se baladait dans les succursales des Messageries maritimes à Canton, à Fuzhou, à Manille et à Macao. Il voyageait donc énormément et était aussi bien en contact avec les passagers de 3ème classe qu’avec les diplomates et les grands hommes d’affaires. Il véhiculait surtout beaucoup d’administration et d’images de Hong Kong en France dans les rapports qu’il envoyait toutes les semaines. Il était d’ailleurs quasiment le seul à envoyer toutes ces images. Il est donc un peu responsable de l’opinion qu’on formate de Hong Kong à cette époque.
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René Ohl, directeur des Messageries Maritimes entre 1931 et 1941, et sa famille |
Pourquoi justement avoir choisi l’entre-deux-guerres comme objet d’étude ?
C’est d’abord un choix personnel. L’entre-deux-guerres est ma période préférée, une période sur laquelle je travaillais déjà en France quand je m’intéressais à l’histoire culturelle et à la diffusion de la culture en province. Mais il y a tout de même une justification académique. 1912 en Chine, c’est la fin de l’Empire et le début de la République et 1941, c’est l’invasion japonaise à Hong Kong : il y a donc là une parenthèse qui est un laboratoire politique très intéressant à observer. C’est aussi une période de forte croissance pour la France et l’âge d’or des Messagerie maritimes. Les bateaux sont de plus en plus grands et de plus en plus puissants. Il y a donc un aspect technique mais c’est surtout à cette époque que les Messageries font leur prestige et leur réputation.
Vous êtes tout de même allé à contre-courant de la littérature qui existe sur le sujet en abordant la compagnie non pas sous l’angle maritime, luxe ou savoir-faire français mais sur son implantation terrestre…
Je suis en effet parti du principe qu’il ne sert à rien d’enfoncer des portes ouvertes. A la fin du livre, dans la biographie, j’ai indiqué les références des livres qui existent sur le luxe, la technicité des paquebots, la ligne d’Extrême-Orient, les passagers célèbres qui l’ont fréquentée… Je n’avais rien à ajouter de plus car c’est très bien fait. En revanche, ce qui n’avait pas été raconté auparavant, c’est comment s’organisait l’escale en amont, pendant et après, la gestion des vivres, des passagers, des déchargements de cargaison, des éventuels échouages ou avaries… Ce sont des choses très concrètes mais tout ça vous révèle une organisation d’entreprise. Or, j’ai beaucoup insisté sur cet aspect exemplaire, l’organisation d’une entreprise française à Hong Kong dans l’entre-deux-guerres. Les lecteurs pourront voir d’ailleurs que beaucoup de choses ont finalement peu changé : les liens avec les sièges sociaux à Shanghai et Paris, les histoires de hiérarchies, de mutations, les querelles intestines entre bureaux régionaux… Même s’il y a aussi des phénomènes liés aux mentalités de l’époque et à leur évolution. On s’aperçoit par exemple que l’essentiel des commis de la compagnie sont des Asiatiques aux noms portugais car on fait davantage confiance aux métis. Les premiers agents plutôt racistes et xénophobes sont d’ailleurs peu à peu remplacés par des compradors, c’est-à-dire des bourgeois chinois qui font l’intermédiaire entre business français et chinois et qui garantissent sur leur propre fortune les commissions qu’ils dégagent du flux de trafic qu’ils apportent.
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François Drémeaux |
Cet aspect exemplaire, c’est d’ailleurs ça qui vous intéresse vraiment. Les Messageries maritimes ne sont finalement qu’un prisme pour étudier la présence française à Hong Kong.
Dans les années 1920/1930, on voit en effet d’ores et déjà que les importations françaises à Hong Kong ont trait au luxe (parfums, mode, vins, spiritueux…). C’est le plus gros chiffre d’affaires des Messageries maritimes à l’import et c’est déjà révélateur d’un certain état d’esprit et de tendances. Les agents des Messageries qui viennent à Hong Kong avec leurs familles sont aussi révélateurs des familles françaises qui viennent s’y installer. J’ai eu la chance par exemple de rencontrer le fils de René Ohl, qui a dirigé les Messageries maritimes entre 1931 et 1941, et lui m’a raconté ses souvenirs assez précis de petit garçon que j’ai pu recouper par la suite. Il était notamment ami avec la fille d’un soyeux lyonnais et on voit qu’à travers leurs enfants que ces gens-là se côtoyaient. On voit bien aussi à travers la succession des agents des Messageries les différences au sein de la communauté française. Alors que le premier agent était quelqu’un d’assez raciste qui refusait de se mêler à la population locale, René Ohl parlait couramment chinois, jouait au mahjong avec ses compradors, et était même opiomane. On observe donc à travers l’histoire des Messageries différentes facettes de la présence française qu’on retrouve aujourd’hui chez les expatriés entre ceux qui viennent à Hong Kong pour gagner de l’argent et qui ne sont pas du tout intéressés par l’ouverture sur le pays et ceux qui font le choix de venir à l’étranger et font l’effort de s’ouvrir à la culture locale.
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FIG. 6 - NOMBRE DE NAVIRES À HONG KONG |
Bien que le sujet vous fût déjà largement familier, avez-vous appris de nouvelles choses sur l’histoire de la Compagnie ? Y-a-t-il des personnages ou des épisodes qui vous ont davantage intéressés ?
L’histoire des soyeux m’a en effet beaucoup intéressé, d’abord parce que c’est une histoire très humaine mais aussi parce qu’on s’aperçoit que le business des affaires dépend énormément des personnalités. Je ne suis pas dans le monde des affaires aujourd’hui mais j’ai appris à travers toutes les correspondances commerciales de cette époque qu’avoir un client et toute son entreprise derrière dépend beaucoup du relationnel que vous entretenez avec lui. Parfois vous avez des amis qui pendant dix ans font du business ensemble et puis tout s’arrête parce que tout à coup arrive une nouvelle personne avec qui ça ne passe pas bien, la crise fait qu’on est un peu plus tendu etc… C’est exactement ça qui s’est passé dans l’histoire des soyeux.
Quant aux personnages, René Ohl est pour moi quelqu’un de très important. Je raconte son histoire en quelques lignes dans le livre mais, après avoir quitté Hong Kong en 1941 au moment de l’invasion japonaise, il a été envoyé dans le Tonkin en "résidence surveillée". Là bas, il a eu des activités de Résistance, aidé au sabotage, avant d’être arrêté et sauvé in extremis par le sceau impérial que son grand-père avait obtenu en travaillant pour l’armée japonaise qui s’était ouverte aux soldats occidentaux à partir de 1848. Ça l’a sauvé la première fois mais pas la deuxième mais, avant d’être interrogé par la kenpetai, la police politique japonaise, il s’est suicidé en avalant toutes ses doses d’opium pour ne pas parler et ne pas faire tomber le réseau auquel il appartenait. C’est donc vraiment une belle personne avec une épaisseur, un homme intègre, tellement honnête que ce Français, qui parlait sept langues dont l’espagnol, a accepté à la demande d’un de ses clients d’être consul honoraire pour l’Argentine, qui à l’époque n’avait pas les moyens de s’offrir un consul à résidence.
L’Etat français tolérait qu’il ait ce type de fonction ?
C’était en fait très intéressant pour l’Etat français car cela donnait d’une part du prestige à l’agent des Messageries et cela lui permettait d’autre part d’avoir son nez un peu partout dans les affaires coloniales, d’être invité au Peak à la résidence du gouverneur. La France est toujours très contente d’avoir ces personnages-là : plus ils sont compétents, plus ils font des rapports extrêmement détaillés. Il faut d’ailleurs voir les rapports économiques, sanitaires et culturels des agents des Messageries, ce sont de véritables rapports d’agents secrets.
C’est justement la question qu’on se pose en vous écoutant. Les agents des Messageries avaient-ils aussi une fonction d’espion ?
Tous les agents étaient en tout cas très amis avec les diplomates. C’était induit. Mais à la différence des diplomates qui où qu’ils aillent sont étiquetés diplomates et n’ont du coup qu’une vision partielle du pays et de leur propre communauté, l’agent des Messageries avait les mains dans le cambouis et voyait très bien les compagnies françaises qui étaient en faillite. Il parle d’ailleurs de ces entreprises avec lesquelles il ne faut pas commercer parce qu’elles ne sont pas fiables dans les rapports qu’il dresse : toutes ces informations allaient évidemment directement à l’Etat français. C’est justement pour cette raison que ce dernier tenait à maintenir cette représentation française, y compris sur les lignes maritimes qui n’étaient pas rentables.
Propos recueillis par Florence Morin.